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Department of French Studies, Rhodes University, South Africa

Josue B. Nkaongami symbol
Department of French Studies, Rhodes University, South Africa

Citation


Mukenge, A. & Nkaongami, J.B., 2018, ‘L’héroïsme de la femme dans l’épopée africaine : un regard critique de Soundjata ou l’épopée mandingue, Emperor Shaka The Great : A Zulu Epic et Nsongo’a Lianja : l’épopée nationale des Nkundo’, Literator 39(1), a1419. https://doi.org/10.4102/lit.v39i1.1419

Original Research

L’héroïsme de la femme dans l’épopée africaine : un regard critique de Soundjata ou l’épopée mandingue, Emperor Shaka The Great : A Zulu Epic et Nsongo’a Lianja : l’épopée nationale des Nkundo

Arthur Mukenge, Josue B. Nkaongami

Received: 22 May 2017; Accepted: 05 Feb. 2018; Published: 30 Apr. 2018

Copyright: © 2018. The Author(s). Licensee: AOSIS.
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License, which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original work is properly cited.

Abstract

The Heroism of women in the African Epic: A critical analysis of Sundiata or the mandingo Epic, Emperor Shaka The Great: A Zulu Epic and Nsongo’a Lianja: The national Epic of the Nkundo. In African epics, female figures perform salient heroic roles that are, unfortunately, not widely recognised and celebrated, as notions of bravery and heroism are understood from a male perspective. Against this backdrop, this study adopts new critical and conceptual approaches to interrogate existing narratives, discourse and ideas on/or about female heroism. By focusing on selected epics, this work incorporates perceptions about women in folktales whose themes comment and reflect on the presentation of female characters and the roles they execute in society. The present contribution critically examines the role of supernatural forces in female characters’ commitment and heroism; not only protecting Soundiata, Shaka, and Lianja in accomplishing their destinies but also showcasing the activities, traditions, belief systems and culture of the Mandingo, Zulu, and Mongo in their respective societies.

Introduction

Généralement, dans les récits épiques, où les guerres de conquêtes demeurent au centre des intrigues, la femme est considérée comme simple spectatrice ou suiveuse des événements. Elle ne joue pas le rôle de premier plan dans les diverses actions constituant les récits épiques. La richesse exceptionnelle des récits épiques est souvent évaluée sous l’aspect où l’homme accomplit des haut-faits. Cette évidence n’a pas laissé indifférente Claudine Leblanc (2007) qui déclare que :

Dans l’Iliade comme dans le Mahâbhârata, les femmes ne sont ni évacuées par un ethos tant religieux que guerrier, telle Aude dans La Chanson de Roland, ni intégrées, au contraire, au monde des hommes combattants, à la faveur d’un déguisement et non sans ambiguïté […]. La représentation des femmes dans l’épopée est, sauf exception, régie par un puissant stéréotype défini par la passivité dans l’univers de l’action héroïque. (p. 20)

La femme n’est pas active et n’apparaît que rarement au cours des combats menés par le héros épique. Bien entendu, la passivité attribuée à la représentation des femmes dans les actions épiques tire son origine des normes traditionnelles des sociétés productrices des épopées. Au contraire, c’est l’homme qui est majoritairement présent, visible, plus prompt à remplir certaines missions délicates, des missions à haut risque. En effet, il prend le devant dans les réseaux et les rencontres où se débattent les grandes questions de l’intrigue. La passivité de la femme dans les épopées est corroborée par Mariam Konaté Deme (2010) quand elle déclare que :

The lack of portrayal of women as true heroines in African oral literature undoubtedly emanates from the bias that Western scholars as well as African ones have had about women and their roles in African societies. The problem here though, is not that positive images of women and their priceless contributions to the survival of their respective societies is not well documented in the oral tradition. (p. 109)

Dans cet extrait, l’absence de travaux effectués sur la représentation des femmes en tant que véritables héroïnes dans la littérature orale africaine, est attribuée aux critiques africains et occidentaux, qui n’ont pas eu de considération positive sur la femme et ses rôles dans leurs sociétés africaines. Ceci sous-entend que la femme est considérée comme un personnage passif et relégué au second plan, après l’homme, dans les sociétés d’où émanent les récits narratifs. En sus, il existe en effet des contributions de femmes nécessaires pour le bien-être de leur société d’origine mais qui ne sont pas bien exploitées, c’est-à-dire examinées, estime Mariam Konaté Deme.

Au fil de cette étude, nous allons analyser l’image de la femme active, qui lutte pour le progrès familial et communautaire. En effet, la femme remplit certains rôles héroïques similaires à ceux de l’homme. Autrement dit, dans certaines épopées africaines, on assiste à une mise en scène effective de la femme à qui le narrateur a confié un rôle, certes moins combatif et éprouvant physiquement, mais très déterminant dans l’aboutissement ou le dénouement de l’intrigue.

Pour cette étude, nous avons choisi Soundjata ou l’épopée mandingue, la version recueillie, traduite et publiée pour la première fois en 1960 par Djibril Tasmir Niane, aux éditions Présence Africaine ; Emperor Shaka The Great : A Zulu Epic, la version recueillie et traduite par Mazisi Kunene dont la première publication date de 1979, aux éditions Heinemann et Nsongo’a Lianja : l’épopée nationale des Nkundo avec la version d’Edmond Boelaert, publiée pour la première fois en 1949, aux éditions Académie royale des Sciences coloniales.

Notre champ d’exploration s’est limité à trois aires géographiques, Afrique de l’Ouest, Afrique Centrale et l’Afrique Australe. Cette représentation nous permettra d’évaluer le degré d’influence régionale de la participation des femmes dans ces épopées.

Ursula Baumgardt et Jean Derive font remarquer que les textes narratifs épiques africains recueillis à ce jour, se distribuent en effet en trois grandes orientations : mythologique, historique (avec ses variantes possibles, légendaire et religieuse) et enfin corporative (avec ses domaines précis : chasse, pêche- et, pastoralisme). Ces orientations reposent sur la corrélation de trois paramètres principaux : le type de société où sont pratiqués le genre, le statut et le rôle de ses producteurs, les thèmes et la manière de les traiter (2008:214).

En ce qui concerne les récits épiques de notre étude, SM et EGS sont classifiés de type historique, tandis que NL est qualifié de type mythologique.

Ces chercheurs définissent les épopées de type historique de la façon suivante :

Elles font explicitement référence à des personnages historiques réels et à des époques plus ou moins proches, même si mythe et surnaturel […] n’en sont point absents. [Ces épopées historiques] sont liées à des sociétés à pouvoir centralisé qui ont au cours de leur histoire connu la constitution d’empires ou de royaumes1 et dont l’organisation interne repose sur une hiérarchisation précise de l’ensemble du corps social où chacun se voit assigné, de par naissance même, son statut et sa fonction. La plupart de ces sociétés sont structurées suivant trois grandes classes : les gens de naissance libre, dépositaires des biens de consommation et du pouvoir politique ; les gens de statut servile comprenant les captifs de guerre réduits en esclavage et les descendants d’esclaves ; enfin les gens dits ‘de caste’ ainsi désignés par commodité pour rendre compte de la stricte endogamie imposée à ces groupes socioprofessionnels et du caractère héréditaire de leurs fonctions […]. C’est précisément à cette dernière catégorie qu’appartiennent les dépositaires du genre épique. (Baumgardt & Derive 2008:216)

Ensuite, les épopées de type mythologique sont décrites comme suit :

Elles ont pour caractéristique commune de mettre en scène des héros mythiques engagés dans des actions où triomphent le fantastique et le merveilleux, [elles] sont liées à des sociétés à organisation politique segmentaire et pouvoir polycéphales, reposant soit sur des chefferies autonomes à base lignagère, soit sur des chefferies à caractère sacré […]. C’est encore au sein de sociétés non étatiques ou polycéphales, souvent issues de migrations et reposant sur un système à base clanique, que se rencontrent des textes épiques qui adoptent le langage symbolique du merveilleux et du mythique pour traduire les problèmes fondamentaux dont dépend la vie de la communauté et en premier lieu, celui de l’autorité lignagère et de l’exercice du pouvoir. (Baumgardt et Derive 2018:214–215)

Il sera donc question d’examiner la représentation des femmes dans les trois récits épiques de notre étude en tant que personnages actifs et braves, permettant aux trois héros d’atteindre l’objet de leur quête. La démarche consistera à faire la lumière sur les actions héroïques, le mode et le principe de participation de la femme au combat des héros épiques Soundjata, Shaka et Lianja. La participation de la femme au combat épique, initialement réservé au genre masculin, sera considérée comme le signe de son engagement au progrès de la société humaine.

Pour mener à terme l’analyse de l’héroïsme de la femme dans les récits épiques comme le veut cette étude, les questions suivantes se posent : comment se présente le profil des actions héroïques de la femme dans les récits épiques SM, EGS et NL ? Quelles sont les ressources dont la femme se sert dans les trois épopées pour accomplir ses missions ? Et quel est l’impact des actions féminines dans les épopées de cette étude ?

Nous aurons recours à l’approche contextuelle et à la sociocritique. L’approche contextuelle aidera à saisir et à analyser certaines données du corpus comme l’environnement naturel, la culture matérielle, l’organisation sociale et religieuse, mais aussi la vision du monde de chaque société créatrice des trois épopées. Cette vision du monde consistera en une interprétation par le groupe humain de la réalité qui entoure la société d’origine de chaque épopée (Okpewho 1979 et Konaté 2010) La réalité est que les épopées proviennent de différents espaces socioculturels ; de là vient que les caractéristiques des femmes peuvent différer d’une culture à une autre, selon l’histoire, la mythologie et la religion. Ainsi, l’héroïsme de la femme tire son origine des valeurs socioculturelles, historiques, mythologiques et religieuses de ladite société, c’est-à-dire la conception du monde de chaque société productrice de l’épopée.

Par ailleurs, la sociocritique nous permettra de faire ressortir « la teneur esthétique [et] sociale dans les textes littéraires [épiques] » (Duchet 1977:68). Cette approche sera soutenue par la sociologie du champ de Pierre Bourdieu (1998). En termes clairs, les valeurs socioculturelles, historiques, mythologiques et religieuses intériorisées mais actualisées dans les sociétés d’où viennent les épopées que l’on appelle aussi habitus, sont acquises par tout individu dans le groupe social et passent d’une génération à une autre.

De nombreuses silhouettes féminines apparaissent dans les trois récits épiques SM, EGS et NL ; mais cette étude accordera plus d’importance aux actions héroïques des femmes membres de la filiation familiale des héros. Il est utile de souligner que dans l’épopée des Mandingues et celle des Zoulous, les personnages ont bel et bien existé en tant qu’êtres humains mais qui, au fil du temps, ont été « historicisés, mythifiés et même déifiés » (Kesteloot 1971:2). Quant à cette étude, nous nous intéresserons uniquement aux représentations littéraires de ces personnages dans les trois épopées.

L’héroïsme de la figure féminine dans les trois épopées

Dans SM, Sogolon, la mère du héros, est détentrice de la magie lui permettant de se métamorphoser en buffle2 sauvage. C’est pourquoi les griots lui attribuent le surnom de « femme-buffle » ou encore de « buffle de Do » (SM:17). Victime du mauvais partage de l’héritage familial, Sogolon, femme-buffle, s’emploie à dévaster les territoires de son frère, comme l’indique cet extrait :

Nous rencontrâmes deux chasseurs, l’un était blessé ; nous apprîmes par eux qu’un buffle extraordinaire désolait les champs, plantations de Do ; chaque jour il faisait des victimes, et après le coucher du soleil personne n’osait plus sortir des villages. Le roi, Do Mansa-Gnèmo Diarra avait promis les plus belles récompenses au chasseur qui tuerait ce buffle […]. Je sais, dit-elle [Sogolon] […], sachez que bien d’autres avant vous [avaient] trouvé la mort dans leur témérité, car les flèches sont impuissantes contre le Buffle […]. Le roi Gnèmo Diarra [de Do] ne sait plus à quel génie porter ses sacrifices. (SM:23–24)

La vérité qui ressort de ce passage montre bien que la quête de la justice sociale est au centre de la lutte menée par Sogolon contre son frère, le roi de Do, à qui elle demande le partage équitable de l’héritage. Mais la lutte entre la sœur et le frère se fait à travers les attributs surnaturels interposés, ici les habitus : Sogolon agit par le biais de son buffle tandis que son frère recourt aux génies. Toutefois, on constate l’incapacité du roi de Do à mettre fin aux atrocités causées par sa sœur ; ceci constitue une preuve irréfutable de l’ascendance des attributs surnaturels de Sogolon sur ceux de son frère.

Le conflit entre Sogolon et son frère, roi de Do, illustre la lutte interclasse au sein d’un champ d’action : la classe des dominés est représentée par Sogolon et la classe des dominants est représentée par le roi de Do. Le recours de Sogolon aux ressources, habitus comme attributs surnaturels, constitue la mise en place de sa stratégie de lutte pour punir son frère.

La terrible cruauté du buffle de Do est similaire à celle du lion de Némée de la mythologie grecque, baptisé du nom de la cité Némée où il terrifiait les habitants de cette contrée. Doté d’une force et d’une puissance extraordinaires, il n’a été vaincu que par la force d’Héraklès (Fouchet & Lindström 1977:15). Ces deux cas de figure servent d’illustration de la lutte des êtres humains contre les bêtes sauvages. Dans ces récits épiques, les animaux s’en prennent aux humains à dessein pour des raisons précises. Pour Sogolon, la raison évoquée constitue une punition : « j’ai puni mon frère le roi de Do qui m’a privé de ma part d’héritage » (SM:24). Ici, le mauvais partage de l’héritage est le nœud gordien, c’est-à-dire la source du conflit.

Plus tard, Sogolon décide de mettre un terme aux atrocités dans son pays et s’exprime de la sorte : « moi, j’ai fait mon temps » (SM:24). Cette fois-ci, elle effectue un retour à sa forme initiale. Abandonnant la forme animale pour reprendre la forme humaine, on peut lire ce qui suit :

Nous aperçûmes une vieille femme ; elle pleurait, se lamentait, tenaillée par la faim ; aucun passant n’avait daigné jusque-là s’arrêter auprès d’elle […]. Tiens jeune homme, prends cette quenouille, prends l’œuf que voici, va dans la plaine de Ourantamba où je broute les récoltes du roi. Avant de te servir de ton arc, tu me viseras trois fois avec cette quenouille, ensuite tu tireras l’arc, je serai vulnérable à ta flèche, je tomberai, me relèverai, je te poursuivrai dans la plaine sèche, tu jetteras derrière toi l’œuf que voici, un grand bourbier naîtra où je ne pourrai pas avancer, alors tu m’achèveras […]. Tu chercheras dans la foule ; tu trouveras, assise à l’écart sur un mirador, une jeune fille très laide, plus laide que tout ce que tu peux imaginer – c’est elle que tu dois choisir […]. Tu la choisiras, c’est elle mon double. (SM:23–25).

Deux jeunes chasseurs découvrent Sogolon sous forme d’une vieille femme, des faveurs mystérieuses de laquelle ils ont bénéficié. Dans le même temps, Sogolon leur donne les consignes d’abattre le buffle de Do et de choisir la jeune fille laide sur la place du village. En guise de récompense, les chasseurs recevront le cadeau promis par le roi de Do au tueur du buffle. Sogolon est à la fois une vieille femme, un buffle à abattre et une fille laide. Cette réincarnation de Sogolon s’opère en trois différentes figures et chaque forme remplit un rôle spécifique dans l’aboutissement de l’intrigue.

Par l’intermédiaire des jeunes chasseurs, Sogolon s’éloigne de Do et s’introduit dans la royauté mandingue comme épouse du roi. Dans la cour royale de Niani, à l’occasion de la nuit de noces, recourant à ses aptitudes mystiques, Sogolon se mue en buffle et se couvre le corps de longs poils :

La nuit donc Naré Maghan voulut accomplir son devoir d’époux ; Sogolon repoussa les avances du roi ; celui-ci persista mais les efforts furent vains […]. Quand je l’approchais la nuit son corps se couvrait de longs poils et cela m’a fait très peur […]. Et le matin de bonne heure, Doua trouva le roi anéanti comme un homme qui a subi une grande défaite […]. Naré Maghan avait demandé vainement conseil à quelques grands sorciers, toutes les recettes furent impuissantes à maîtriser le double de Sogolon. (SM:30)

La nuit de noces s’est transformée donc en une nuit de « confrontation » : Sogolon et son époux se sont affrontés par l’entremise des attributs surnaturels ; Sogolon, la femme buffle a résisté à Kéita-lion3. Le roi a alors avoué son échec résultant de la limite de ses habitus acquis, les attributs surnaturels par rapport à ceux de son épouse. L’aveu de sa faiblesse est contenu dans cette déclaration : « je n’ai pas pu la posséder. Je doute même qu’elle soit un être humain […]. La nuit durant j’ai invoqué mon double, mais il n’a pas maîtrisé celui de Sogolon ». (SM:30)

Lors du premier affrontement, Sogolon domine sur son mari, le roi. Pour enfin vaincre Sogolon, le roi recourt aux attributs surnaturels et physiques, « d’une main de fer, il saisit Sogolon par les cheveux, mais la peur avait été si forte que la jeune fille s’était évanouie, figée dans son corps humain, son double n’était plus en elle ; quand elle se réveilla, elle était déjà femme ». (SM:31)

L’ultime recours du roi aux puissances invisibles et à la violence physique pour maîtriser le double de Sogolon, révèle ses qualités de stratège combattant, notamment celles associées à Naré Maghan. Ainsi, la victoire du lion sur le buffle augure la force démesurée de l’enfant qui naîtra de cette « lutte nuptiale ». La « lutte » entre Sogolon et Naré Maghan requiert d’immenses sacrifices et des stratégies ou habitus en vue d’arriver à la conception du héros : « cette nuit là, Sogolon conçut ». (SM:30)

La double nature (femme-buffle) de Sogolon ne constitue-t-elle pas un bel exemple de la consécration du mythe dans l’épopée ; laquelle accorde une certaine crédibilité et confiance au personnage féminin dans l’épopée ? On peut répondre affirmativement à cette question.

En grandes lignes, Sogolon, recourant à ses habitus et aussi aux attributs surnaturels, impose l’empreinte de son héroïsme à la communauté mandingue et démontre sa témérité dans ce récit épique. Malgré la domination phallique, elle brave le sort et s’oppose aux forces masculines pour donner naissance à un héros capable de sortir le Manding de l’esclavage provoqué par un envahisseur sanguinaire, le roi Soumaoro Kanté.

Paradoxalement à la manifestation des actions héroïques de Sogolon, Nandi, la mère du héros Shaka, remplit doublement la fonction de membre des « assemblées nationales » :

Princess Nandi possessed a strong will and sense of authority […]. She regarded herself as a representative of her family and entitled to respect and political authority as any male member of society. She not only attended the Zulu National Assembly, but […], she was in constant confrontation with the men of the Assembly. (ESG:xvii)

La fonction privilégiée de Nandi comme « députée » de deux assemblées nationales composées essentiellement d’hommes, montre qu’elle n’est pas une femme ordinaire. Cette position justifie à juste titre son héroïsme, dans la mesure où elle brave les normes sociales privilégiant le sexe masculin, au détriment du sexe féminin. Qui plus est, Nandi est reconnue comme « a woman of sharp intelligence and iron will » (ESG:xvii). Si la participation législative de Nandi est jugée acceptable face aux traditions abasema-Langeni, son clan d’origine, elle n’a pas été acceptable face aux traditions zouloues malgré sa participation :

Nandi feared no one

She invaded the Assemblies of men and spoke defiantly:

I am the daughter of the Prince of abasema-Langeni clan

Some thought she was possessed of an angry spirit

[…] these qualities did not endear her to Senzangakhone ». (ESG:xvii, 5)

Devenue épouse du roi, Nandi s’est arrogé le droit de siéger dans l’assemblée des Zoulous, avant d’être répudiée par Senzangakhone. On peut noter ici que l’exclusion de la participation des femmes dans l’assemblée des Zoulous ne concernait pas les femmes de la filiation royale dans la mesure où Mkhabayi, la sœur aînée du roi Senzangakhone, a joué un rôle important dans son royaume : « Mkhabayi was the most influential political figure in Zululand. She acted as regent when Senzangakhone was still a minor » (ESG:xvii, 5).

Dans tous les cas, Nandi illustre l’image de la femme brave, qui lutte pour quitter la classe des dominés taillée à sa mesure, mais aussi pour se hisser dans celle des dominants généralement réservée aux hommes.

Dans NL, par ailleurs, la mère du héros Lianja, est redoutable. Elle terrasse les hommes dans la lutte :

J’étais allé demander [la main] de Mbombé

[…], mais c’est la règle qu’on ne peut l’épouser

Qu’après avoir lutté avec elle et l’avoir jetée dans l’huile

Nous avons lutté mais très vite elle me jette par terre. (NL:30)

Pour Mbombé, la lutte avant le mariage, illustre son héroïsme dans la mesure où « elle voulait un mari vigoureux et agressif » (Vinck 1980:553). Dans cette perspective, Mbombé ne devait être épousée que par un « héros ». Le déroulement des faits dans le récit lui a accordé la faveur. Elle a épousé Ilelé, un héros. Celui-ci, avant de naître, sortait subrepticement la nuit du ventre de sa mère pour voler de la viande (NL:45). Le passage ci-dessous met en exergue la lutte avant le mariage de Mbombé :

Mbombé et Ilelé s’accrochent

Ilelé [chante] : père Lonkundo

Une femme me vaincra-t-elle aux yeux de tout le monde ?

Où me cacherais-je de honte ?

Mbombé sent au corps comme le choc d’un poisson électrique

Et laisse Ilelé s’échapper […], là-dessus Ilelé lui passe la jambe

Ilelé la jette par terre […]. Bravo, Mbombé a trouvé un mari. (NL:30–31)

Mbombé, sûre de sa force (musculaire / surnaturelle), veut maintenir son record de terrasser les hommes, mais Ilelé s’apprête à défier la force d’une femme. Pour vaincre Mbombé, Ilelé recourt à la force surnaturelle incarnant une puissance surnaturelle. Après sa défaite contre Ilelé, Mbombé obtient de son père la magie dont elle va se servir pour ressusciter les morts :

Au milieu de la forêt [un homme frappe sa lance au cœur d’Ilelé]

Ilelé [meurt] […]. Mbombé prend le médicament de son sachet

Le met dans le nez d’Ilelé qui éternue trois fois et revit. (NL:32)

Ilelé est le premier à avoir expérimenté la puissance de la poudre magique de son épouse. À partir de cette « résurrection » Ilelé se soumet aux ordres de son épouse, Mbombé. Cette séquence renvoie au motif de renversement des rôles entre les sexes, masculin et féminin. Désormais, Mbombé prend la place de la dominante et Ilelé prend celle du dominé. L’action de Mbombé est héroïque et bouscule la hiérarchie masculine. Le récit cosmogonique4 mongo de la création relate l’histoire des ancêtres de la lignée maternelle de Lianja et accorde à la femme une place importante, dans la mesure où elle est considérée comme un être fort, dangereux, dominateur et sorcier. Par ailleurs, il convient de préciser que « devant le danger comme face à la mort, le Mongo invoque souvent le nom de sa mère » (Vinck 1980:561). Dans le même ordre d’idées, Bolumbu, l’épouse de Bokelé, l’arrière-grand-père de Lianja, joue un rôle similaire à celui de Mbombé, dans la mesure où elle obtient la poudre magique avec laquelle elle ressuscite un mort :

Ce médicament magique s’appelle kangili

Si quelqu’un commande ton fils et qu’il meurt

Administre-le-lui et il vivra

[…] Bolumbu prend le kangili et le lui met dans le nez

L’enfant éternue et revit. (NL:13)

Au-delà du fait que la poudre magique fait revivre l’enfant, cette magie n’est administrée que par la figure féminine. La poudre magique similaire à celle de Bolumbu, est présente dans l’épopée Ijo du Nigeria où Oreame, la grand-mère du héros Ozidi l’utilise pour ramener à la vie des combattants après avoir trouvé la mort dans la bataille (Kesteloot & Dieng 1997:424). Aussi, Bolumbu possède-t-elle une calebasse magique dont la vocation est de neutraliser l’ennemi pour le tuer ; on peut le découvrir dans ce passage « le père dit [à son fils] en chuchotant : va dire à Bolumbu qu’elle fasse bouillir ces gens dans sa calebasse magique que je les tue » (NL:12). Ainsi, le père reconnaît-il l’importance et l’efficacité de la magie de sa fille et en fait usage pour combattre ses ennemis. Dans ce cas, Bolumbu occupe la position centrale dans l’action du récit et dans sa famille. Elle est la force centripète étant donné que la calebasse magique lui permet de jouer un rôle héroïque au détriment de son père et de son frère.

La participation active de la figure féminine au combat des héros épiques

Pour comprendre l’implication de la femme dans le combat épique mené par l’homme, Christiane Seydou (2010) écrit :

Au terme de cette galerie de portraits féminins tels que nous les dessinent ces différents récits [épiques], il apparaît difficile de concevoir l’image de la femme en dehors de son implication dans sa relation à l’homme ; mais ce qui frappe, c’est que cette implication est au service de celui-ci et qu’à travers les diverses situations décrites, il devient flagrant que l’homme est redevable à la femme de la gloire sociale qui est son objectif permanent : c’est tantôt la valeur personnelle de la sœur ou de l’épouse qui fait la notoriété de l’homme, tantôt la requête ou les défis adressés par une femme qui servent à celui-ci d’alibi pour s’engager dans une action d’éclat et réaliser le destin auquel il aspire (pp. 27–28)

Christiane Seydou, faisant allusion aux récits épiques peuls (Mali-Niger), présente la figure de la femme comme étant l’actrice principale du succès de l’homme au cours de l’action épique. C’est sur base d’une cohabitation étroite femme homme que celui-ci accomplit des exploits. Cependant, la sœur, la mère ou l’épouse participent au combat mené par le héros épique en tant que sources d’inspiration.

La figure féminine : une source de germination et de formation du héros épique

Selon Diop (2011 : 49), la naissance du héros épique est obligatoirement extraordinaire. Ceci s’explique en partie par le fait qu’il bénéficie de certains attributs surnaturels, dont ceux de sa procréatrice, de ses ancêtres ou d’autres forces surnaturelles. Dans SM, la destinée et la grandeur de Soundjata sont prédites en ces termes :

Tu as régné sur le royaume que t’ont légué tes ancêtres, tu n’as pas d’autres ambitions que de transmettre ce royaume intact sinon agrandi à tes descendants mais Beau Maghan, ton héritier n’est pas encore né […]. Je vois venir vers ta ville deux chasseurs ; ils viennent de loin et une femme les accompagne. [Oh], cette femme ! Elle est laide, elle est affreuse. Elle porte sur le dos une bosse qui la déforme, ses yeux exorbitants semblent posés sur son visage, mais ô mystère des mystères, cette femme, roi, tu dois l’épouser car elle sera la mère de celui qui rendra le nom de Manding immortel à jamais, l’enfant sera le septième astre, le septième conquérant de la terre. (SM:20)

Les termes de cette divination nous informent que Sogolon, femme insignifiante et rejetée par sa société, trouve le privilège de mettre au monde le libérateur du peuple mandingue du joug de Soumaoro, le roi de Sosso. En d’autres termes, le héros à naître tient sa nature exceptionnelle de sa mère ou encore l’enfant se rattache aux capacités magiques de sa génitrice. Dans ce cas, Sogolon représente la matrice qu’il fallait à Soundjata pour se construire une identité hors du commun. Il est important de noter que la divination fait partie des croyances religieuses des Mandingues. La divination est souvent l’exercice des mages musulmans, qu’on appelle « marabouts ». Ces derniers sont magiciens, voyants et devins en même temps.

Vincent Monteil dresse le portrait de ces marabouts en ces termes : « ce sont des personnages religieux, plus ou moins lettrés, plus ou moins magiciens ou guérisseurs, parfois mystiques, authentiques, souvent affiliés à une confrérie […] » (1986:153).

La naissance et la grandeur de Shaka sont aussi prédites. La relation entre Nandi et son fils, est scellée avant la naissance de celui-ci :

From the womb of Nandi comes the language of their secrets

[…] It was because of these prophecies of our Forefathers

We listened: they talked into the elephant-ears of future times

Like Phunga and Mageba of ancient times

Their progeny was their hand of sacrifice

They vowed: Jama’s fame shall radiate into the sun

By their final word, they said a nation of red spears shall be born. (ESG:2)

Dans la région des Zoulous, les devins sont appelés inyanga, isangoma ou encore isanusi. Ils sont à la fois guérisseurs, « docteurs » et « magiciens » (Krige 1950:299).

Nandi et Sogolon, mutatis mutandis se ressemblent toutes proportions gardées : les deux mères ont joué le même rôle dans deux épopées différentes. Elles se sont occupées de la protection et de l’initiation de leurs enfants. Ce qui vient d’être dit, peut-être illustré par quelques exemples.

Dans SM, Sogolon initia son fils [Soundjata] à certains secrets. Elle lui révéla le nom des plantes médicinales que tout grand chasseur devrait connaître (SM:49). Les secrets représentent la sorcellerie. Aussi, Sogolon initia Soundjata à la magie de la chasse ; conséquemment, « à dix ans, Soundjata est nommé et consacré Simbon ou maître-chasseur » (SM:49). Selon Niane (1960:11), l’origine de l’histoire du Manding, commence à partir de la généalogie des princes, c’est-à-dire trois Simbon ou maîtres-chasseurs qui sont descendus du ciel sur l’Arche divine. De là vient que le Simbon est considéré comme l’héritage des Kéita et, est transmis de génération en génération. Il est évident que l’influence de Sogolon sur son fils Soundjata a offert l’opportunité aux griots de le nommer « Sogolon Djata » (SM:11), ce qui signifie que le héros ressemble à sa mère, « tu es le fils de Naré Maghan, mais tu es aussi le fils de ta mère Sogolon, la femme-buffle, devant qui les sorciers impuissants reculent de frayeur. Tu as la force et la majesté du lion, tu as la puissance du buffle » (SM:116). Ces louanges sont chantées par le griot pour fortifier le héros Soundjata avant la bataille. Ceci revient à dire que, pour affronter l’ennemi, Soundjata doit reproduire la force du lion et celle du buffle dont il porte le nom. La relation étroite Sogolon-Soundjata implique la culture Mandé. Dans l’espace culturel mandé, la mère a un impact sur les enfants : « In the Mandé culture, women play a crucial role in passing on the traditions to their children […]. Because of the belief that a mother’s behaviour directly impacts positively or negatively the future and destiny of her children » (Konaté 2010:112).

De son côté, Nandi s’attache à Shaka, son fils au moment où celui-ci est rejeté par son père biologique et considéré comme un bâtard ; la relation mère-fils constitue l’initiation proprement dite :

I shall tend to my child till he is old

He shall grow in my hands

Until he stands between day and night

[…] I shall say to him: awake, my child, listen to the winds

They are calling you; they are shouting the names of your Forefathers

He shall learn and follow their heroic paths

He shall not turn back; he shall have no fear

He shall take his weapons and sharpen their points. (ESG:29)

Nandi a aussi influencé le combat de son fils. Les effets de cette influence se sont vivement manifestés après la mort de sa mère nourricière. Bien que Nandi fût décédée, son ombre planait sur la vie de Shaka :

It was on this day that Shaka had a visitation

He dreamt that Nandi was scolding him fiercely

Saying: […] enemies will begin plotting against you. (ESG:338)

Il s’agit d’une influence à titre posthume. À travers ses multiples apparitions, elle lui révèle les mauvaises intentions de ses ennemis. Ceci corrobore l’idée que « nos morts ne sont pas morts » (Diop 1967:45) ; ils influencent les vivants à travers les rêves. La tradition zouloue ne déroge pas à la règle. Le rêve est donc un moyen de communication par excellence entre les vivants et les morts : « we cannot work without dreams […]. Dreams are a channel of communication between survivors and shades. In the dreams, the shades become very real, intimate and concrete (Berglund 1976:98).

L’initiation de Soundjata et Shaka par leurs mères respectives s’inscrit dans le cadre de l’éducation à la vie culturelle des sociétés africaines. L’initiation et les divers rites décrits dans l’épopée mandingue de Djibril Tamsir Niane, relève du cadre général de l’éducation du Maninka au XIIème siècle. Ils constituent les aspects fondamentaux de la vie du peuple mandingue. Au sein de la famille, cadre de référence, les jeunes apprennent l’histoire de leur société, les secrets médicinaux, le moment propice pour les labours et les semailles. En somme, ils apprennent tout ce qui leur permet d’assumer leur responsabilité d’hommes et de futurs chefs de famille.

L’initiation (ou l’éducation traditionnelle) des jeunes, en particulier des héros épiques, fait partie intégrante du concept de l’habitus. En effet, l’habitus forme les conduites ordinaires. Il les rend automatiques et impersonnelles, « signifiantes sans intention de signifier » (Bourdieu 1998:88). Par l’initiation, l’enfant se voit imposé « l’ordre social », de manière structurelle, reproduit par chacun des acteurs qui en permettent le maintien de manière conjoncturelle. Il permet l’expression de l’intention objective par la « réactivation » de l’intention « vécue » (Bourdieu 1998:88) de celui qui les accomplit. Grâce à l’initiation, Soundjata et Shaka ont mis en branle leurs habitus et se sont exceptionnellement distingués dans leurs champs d’actions respectifs.

Bonny, Neveu et Queiros (2003) ont mis en évidence la transmission des habitus comme signe d’appartenance à une catégorie sociale dans leur remarquable étude concernant le « processus de civilisation ». Ils soulignent le prestige résultant des stratégies d’adoption des habitus caractéristiques de la classe sociale supérieure.

Au bout du compte, eu égard à l’initiation des héros épiques, Sogolon et Nandi, en véritables visionnaires, ont manipulé à leur guise des secrets ésotériques (habitus) transmis à leurs enfants respectifs pour qu’ils mènent avec succès leurs aventures épiques. Cette opération signifie en peu de mots : la conquête d’une légitimité fondée sur une tradition historique autonome.

La figure féminine, actrice principale de la victoire du héros épique

Il existe, à côté des rôles féminins déjà analysés, quelques femmes dont le rôle actanciel a consisté à faciliter le parcours des héros épiques. Ces figures féminines ont participé au maintien en éveil de leur esprit sur l’objet de leur quête à travers leur conseil, leur encouragement, leur dévouement et les actes de bienveillance et de bienfaisance qu’elles ont accomplis en faveur de l’aboutissement de cette mission. On peut souligner l’importance de la décision courageuse prise par Nanan Triban, sœur de Soundjata, qui lui a permis de vaincre le redoutable sorcier Soumaoro Kanté. Encline, en effet, à prendre une part active dans ce combat contre le roi des Sosso, Nanan Triban épousa, contre son gré, le vieux roi Soumaoro afin de parvenir, par ses faveurs, à découvrir le secret de son invisibilité. Pour ce faire, elle devint l’élue parmi les épouses du roi. Alors une nuit, après qu’elle eut vanté les pouvoirs de ce dernier et élevé ses fétiches à la hauteur des divinités du Manding, grisé, il lui confia le secret tant recherché. La mission étant accomplie, elle réussit à s’échapper de sa sphère familiale pour rejoindre son frère Soundjata, à qui elle révèle le secret qui mettra fin à la suprématie du roi sorcier :

Nana Triban [demande] à Soumaoro [Kanté] : es-tu un homme comme les autres, es-tu l’égal des génies qui protègent les humains ? Nul ne peut soutenir l’éclat de tes yeux, ton bras a la force de dix bras ; dis-moi, o toi, roi des rois, dis-moi quel génie te protège afin que je l’adore moi aussi. Ces paroles le remplirent d’orgueil, il me vanta lui-même la puissance de son Tana, cette nuit même il m’introduisit dans sa chambre magique et me dit tout […]. L’ergot de coq est le Tana de Soumaoro. (SM:107, 117)

Nana Triban s’est servie de la ruse et des charmes pour séduire Soumaoro Kanté, l’ennemi de son frère Soundjata. La démarche de Nana Triban est héroïque, elle a arraché la magie d’invincibilité, l’« ergot de coq » de Soumaoro Kanté et l’a remis à Soundjata. C’est grâce à l’ergot de coq reçu de Nana Triban que Soundjata a remporté la bataille contre Soumaoro Kanté, son farouche ennemi.

Sogolon Kolonkan, la sœur cadette de Soundjata, s’est investie dans la sorcellerie pour protéger son frère, « Kolonkan était très versée dans l’art de la sorcellerie et elle veillait sur son frère sans que celui-ci s’en doutât » (SM:54). La sœur du héros a exercé un rôle complémentaire de veille et d’animation des actions du héros tout au long du parcours l’ayant conduit à sa victoire.

Selon Zobel (1996), dans la communauté des sorciers, les femmes thaumaturges sont plus nombreuses. Probablement parce qu’étant du sexe opprimé, elles ne peuvent pas se venger par la force physique. Niane évoque l’existence des sorcières qui ont été sollicitées par la reine-mère, Sassouma Bérété, pour mettre fin aux jours de Soundjata (1960:50–52). Il semble que celles-ci font recours beaucoup plus que les hommes à la ruse, à « la méchanceté secrète » (SM:50–52). L’origine de la société sorcière serait même attribuée à une femme. Cissé et Kamissoko (2000:75) affirment qu’une personne peut par magie, en manger une autre sans pour autant la consommer ; ils ont nommé cette pratique suya, qui voudrait dire sorcellerie ; ce phénomène commence avec l’aïeule, Djeli Moussonin Toumoun Maninya. Sogolon Kedjou qui fut la mère biologique de Soundjata appartenait à cette race de sorciers.

Dans un autre registre, Nomchoba, la sœur de Shaka (déjà citée), se présente comme la source d’inspiration du héros, c’est-à-dire avant d’engager toute action décisive, Shaka ne jure que par sa sœur, Nomchoba. Plusieurs faits en témoignent : par exemple, Shaka a juré par sa sœur avant d’aller combattre le bandit sauvage qui semait la terreur dans le royaume des Mthetwas, qui barrait la route aux usagers et confisquait leurs biens. En guise de réponse à plus d’une personne qui avaient persuadé Shaka de renoncer à l’attaque, il rétorquait, « by my sister, I swear I shall deal with this mad man » (ESG:61). Par ailleurs, avant de combattre Zwinde, Shaka s’exprime ainsi :

I swear by my ancestors

I swear by my sister, Nomchoba

Zwinde, the son of Langa, shall not live for long. (ESG:124)

Ici, le héros Shaka jure non seulement au nom de ses ancêtres (my ancestors) mais surtout au nom de sa sœur (my sister, Nomchoba). Chaque fois que Shaka jure par sa sœur, il remporte la victoire. Pour terminer, il convient de signaler aussi que la sœur jumelle du héros Lianja, possède la puissance de la parole avec laquelle elle soutient le héros sur le champ de bataille :

Lianja dit : Nsongo, battez la clochette, la lutte commence !

Nsongo chante : le figuier enlace le palmier, sans lâcher … !

Terrassez-le sans lâcher… ! […]

Lianja soulève Sausau et le jette par terre

[…] il coupe le cou de Sausau (NL:53).

Il est curieux de voir que Nsongo en tant que femme, exerce la fonction équivalente à celle du sorcier de guerre. Le rôle du sorcier de guerre est souvent l’apanage du sexe masculin. En effet, Nsongo entonne un chant en guise d’harangue, elle détient la magie permettant au héros de gagner la victoire. Qui plus est, Nsongo est donneur d’ordres. Elle est une force de décision. À sa simple parole, l’on exécute : elle commande et son frère lui obéit :

Alors Nsongo dit à son frère :

Lianja de ma mère, j’aime cet homme

Ressuscitez-le

Lianja ressuscite Sausau [pour qu’il] devienne l’esclave de Nsongo. (NL:53)

L’attitude du héros devant sa sœur est pareille à celle de son père auprès de son épouse. Dans cette épopée, qu’elle soit épouse ou sœur, la femme jouit d’une fonction spéciale, celle de commander aux côtés des hommes.

En définitive, l’analyse de la participation des femmes au combat de Soundjata, Shaka et Lianja a permis de découvrir les femmes dont le rôle actanciel d’adjuvant reste déterminant dans l’aboutissement de l’intrigue, tout au long du parcours existentiel de ces héros.

Que penser ? Les attributs surnaturels utilisés par les acteurs dans les trois récits épiques SM, EGS et NL, représentent les croyances religieuses (spirituelles) de leurs sociétés créatrices ; à ce titre, c’est l’animisme. En effet, l’animisme est le culte des esprits de plusieurs peuples en Afrique. Le point de vue de John Mbiti est instructif, en ce qu’il met en exergue l’importance de l’animisme comme religion dans l’espace africain : « Religion is part and parcel of the African heritage. We cannot understand the African heritage without understanding its religious part » (1975:12).

C’est à l’aune de cette pratique que les Mandingues mesurent leurs chances d’échec ou de réussite dans la vie. Chez eux (les Mandingues) par exemple, la pratique de l’animisme est antérieure à l’introduction de toutes formes de religions révélées. Les auteurs de l’épopée mandingue tels que Niane (1960), Diabaté (1975), Camara (1978) sont quasi unanimes sur la validité de cette hypothèse. Camara (1975) décrit le fondement de l’animisme en ces termes :

Dans tout phénomène de la nature et dans tout être renfermant une vie visible ou latente, il existe une puissance spirituelle, ou esprit dynamique ou efficient qui peut agir par elle-même. De là le culte des génies personnifiant les forces naturelles et celui des mânes, des défunts, esprits qui ont été libérés par la mort de leur réceptacle humain momentané. À chacun de ces génies ou esprits, le Noir prête à la fois raison et passion : si l’on trouve moyen de convaincre sa raison ou satisfaire sa passion, on associe par là le même génie ou l’esprit à ses propres loisirs. (p. 68)

Chez Camara la conception de l’animisme se fonde sur l’existence de la puissance spirituelle en tout être. Ce qui explique par exemple le déploiement du nyama5 dans l’aire de la spiritualité, dans l’espace culturel mandika. Dans cette perspective, les génies, les ancêtres et les morts font autorité en tant que premières forces (spirituelles) auxquelles l’être humain se réfère.

Aussi, dans la littérature ethnologique (Dieterlen & Cissé 1972), il est établi que l’animisme est la seule religion originelle de l’Ouest africain en général et des Maninka en particulier. Ainsi, ces derniers peuplaient l’univers des forces visibles ou invisibles dont les fétiches étaient souvent la représentation ou alors les instruments de culte servant à entrer en contact avec elles. À chaque épreuve difficile de la vie, la famille ou le groupe éprouvé tournait les regards vers les forces surnaturelles et s’adressait à elles pour les sortir de l’impasse. C’est alors qu’on faisait des sacrifices. L’épopée mandingue de Djibril Tamsir Niane illustre un bel exemple des sacrifices offerts aux génies pour mettre un terme au massacre de Do.

À l’étude de ces trois récits épiques, un clivage est apparu entre l’image féminine, jadis, considérée comme être faible, passif ou relégué au second plan, après l’homme dans les sociétés productrices des épopées, et celle de la femme active, surtout déterminée à remplir des rôles importants pour le bien-être communautaire. Par ailleurs, au-delà des fonctions communes à toutes les épopées, les femmes ont rempli certains rôles qui ne peuvent être compris que dans le contexte culturel de leur société d’origine. Ceci va de pair avec la manifestation des attributs surnaturels, qui ne trouvent leur signification que dans les institutions et les croyances de leur région d’origine. Par rapport à cette étude, on peut affirmer que ces femmes ont été des « envoyées » spéciales des forces invisibles : ancêtres, divinités et génies aux côtés des héros afin d’accomplir des missions spécifiques dans leurs sociétés respectives. Ce faisant, les femmes ont remis en question la domination masculine dans leurs champs d’actions.

Les exemples des actions héroïques des femmes mériteraient certes d’être affinés et multipliés ; mais il est encore, sur ce sujet, une autre perspective de recherche prometteuse, dans le domaine africain : il serait en effet intéressant de poursuivre d’autres études portant, par exemple sur l’héroïsme des femmes n’appartenant pas à la filiation des héros épiques.

Remerciements

Conflits d’intérêt

Nous déclarons n’avoir de relations ni personnelles ni financières qui auraient pu nous influencer de quelque manière que ce soit dans la rédaction de cet article.

Les contributions des auteurs

Les deux auteurs ont efficacement contribué à parts égales.

Références

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Footnotes

1. C’est ce qui a amené Lilyan Kesteloot à qualifier ces épopées de royales ou dynastiques (Kesteloot et Dieng 1997:40).

2. Buffle est le totem de Sogolon (SM:10).

3. Lion est le totem des Kéita (SM:11).

4. Ainsi l’homme ne joue aucun rôle dans la naissance de deux premières femmes de la cosmogonie mongo […]. Par sa fécondité, la femme se pose comme un être tellurique assimilé à la Terre-Mère par des puissances mystérieuses et obscures, de là le mythe bien répandu de la femme forte, dangereuse, dominatrice et sorcière (Vinck 1980:552–553).

5. C’est une énergie en instance, impersonnelle, inconsciente, répartie dans tous les animaux, végétaux, dans les êtres surnaturels, dans les choses de la nature et qui tend à faire persévérer dans son être le support auquel elle est affectée temporairement (être mortel) ou éternellement (être immortel) (Zahan 1970:89).



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