Abstrak
En architecte, le narrateur monte en épingle l’histoire d’ici et d’ailleurs : après vingt années passées à Montréal, il fait un rebond chez lui, à Port-au-Prince (cfr Pays sans chapeau). À première vue, Haïti demeure le même ; c’est le statu quo que le narrateur observe : l’odeur du café est la même, la pauvreté aussi crue que violente affecte la population, les amis du narrateur sont restés fidèles à leur jeunesse. Par la même occasion, le roman relance le débat sur la pertinence de la migration, qui, du coup, semble moins centrée à une ère où l’imaginaire se situe au-delà des pays « réel » et « imaginaire » ; cette dichotomie donne une vraie valeur intrinsèque à Pays sans chapeau et démontre, de ce fait, la belle forme technique et esthétique du roman. Ainsi, nous allons chercher à démontrer comment Pays sans chapeau constitue un corpus stratégique qui se situe entre l’autobiographie, l’autofiction au delà …
Abstract
Fiction and reality in Pays sans chapeau (A country without a hat) by Dany Laferrière: Between autobiography autofiction and beyond. Pays sans chapeau (a country without hat) is one of the novels written by Dany Laferrière and published in 2007. This book deals with the return of the narrator, Vieux Os, to Port-au-Prince after many decades spent abroad in exile. It is also based on the painting or description of the Haitian society in which the narrator is horrified by the sheer number of the dead people or ghosts walking around together with the living in the streets of the city. He realises that the city of Port-au-Prince is overcrowded, yet he cannot distinguish the living from the dead amongst the bodies. The article aims to research the perpetual problem of the relationship between reality and fiction in autobiographical texts. An attempt will be made to determine to which category the novel Pays sans chapeau belongs. Consequently, it also analyses the dichotomy between the fictional and the real. This article will take as its theoretical point of departure Philppe Lejeune and Isabelle Grell’s definitions of autobiography and Jenny Laurent’s definition of autofiction.
Introduction
En choisissant d’étudier à la lumière du rapport entre la fiction et la réalité, les concepts d’autobiographie et d’autofiction dans Pays sans chapeau de Dany Laferrière, nous nous inscrivons dans un débat passionnant, qui est loin d’être clos. En effet, la mise en texte de la réalité n’a jamais constitué une opération innocente. Dans tout acte d’écriture littéraire, il existe de la place pour le rêve, l’imagination et les fantasmes. En outre, séparer la réalité de la fiction a toujours été une tâche ardue, vu la perméabilité de la frontière qui existe entre les deux notions. Le temps est bien loin où l’on opposait d’entrée de jeu, en toute naïveté, la réalité à la fiction ! Comme l’a si bien remarqué Wolfgang Iser « au lieu d’être simplement le contraire de la réalité, la fiction nous communique quelque chose au sujet de la réalité » (1989 : 100).
Nous nous proposons donc de mettre en lumière des marqueurs susceptibles de conduire à un essai de définition générique de Pays sans chapeau, entre « autobiographie », « autofiction » ou « fusion de la réalité et de la fiction », et au-delà. En effet, les approches de type réaliste, qui privilégient l’axe référentiel, réduisent la complexité de l’œuvre en n’en retenant que l’aspect le plus immédiatement lisible. Aussi avons-nous cru devoir nous intéresser davantage à la « fictionnalisation de l’expérience vécue » (Colonna 1989 : 248) et à la mythification du réel, plutôt qu’aux clichés relatifs à l’autobiographie.
En effet, même si de nombreuses études ont déjà été menées sur l’œuvre de Dany Laferrière, notamment sur Pays sans chapeau, il faudrait cependant reconnaître que la plupart des critiques empruntent les voies faciles d’une interprétation à caractère réaliste, idéologique à la limite, et ce au détriment d’analyses plus attentives aux enjeux formels ou aux fantasmes issus de l’imaginaire. Les sujets consacrés à Dany Laferrière varient ainsi des questions d’identité culturelle et d’intertexte (Miraglia, 2011) à celles des « réalismes haïtiens contemporains » (Raffy-Hideux, 2013), en passant par le relevé des pratiques magico-religieuses traditionnelles (Deslauriers, 2001), le caractère baroque de son style et les « interférences génériques » (Mathis, 2001), l’influence du contexte culturel américain sur l’œuvre de l’auteur (Mathis-Moser, 2003), l’écartèlement géographique et identitaire de celui-ci (Brown, 2003), la dimension autofictionnelle du récit (Colin-Thébaudeau, 2003 ; Courcy, 2006), la problématique des identités hybrides et transnationales (Evans-Braziel, 2003), la thématique de l’exil et ses conséquences sur l’écriture (Pessini, 2005), le nomadisme historique des écrivains haïtiens (Munro, 2007), « les identités réelles » et les identités oniriques (Ádàm, 2008), le « processus de création » (Vasile, 2008), la technique de la digraphie (Rice, 2009), les nouvelles orientations de la littérature haïtienne (Ménard, 2011), le voyage intérieur (Morency & Thibault, 2011), et la question de la narrativité et de l’identité (Tachtiris, 2012).
Sans vouloir ignorer complètement l’éclairage que ces différents travaux apportent à l’œuvre de l’auteur, nous nous sommes fixé comme objectif de verser une note d’herméneutique complémentaire – courte certes, mais incisive – au dossier crucial de la classification générique de Pays sans chapeau, à la suite, entre autres, de Katell Colin-Thébaudeau (2003) et de Nathalie Courcy (2006). Le premier opte pour une perspective biographique et aborde la question de l’exil en Haïti comme « l’une des données ordinaires de l’existence, un motif quotidien, une réalité vécue sans empreinte de l’imaginaire » (2003 : 76). Le second étudie les problèmes de l’autobiographie et de l’autofiction à la lumière de la structure narratologique de l’œuvre et de la contestation qu’elle instaure contre « l’image binaire du monde que les critiques accolent souvent aux œuvres littéraires de la périphérie francophone » (2006 : 225). L’on ne peut pas dire que ces études et celles qui leur sont apparentées manquent leurs buts respectifs. Cependant, il y a lieu de les compléter par une analyse plus attentive à la nouveauté qu’introduit Dany Laferrière, qui inscrit la figure de la mort, le voyage dans l’au-delà, au cœur d’un récit qu’on continue pourtant de considérer comme une relation de vie, autobiographique ou autofictionnelle. Avant d’aller plus loin, il ne nous a pas paru futile de revenir sur les définitions de deux concepts clés, relatifs à la fiction et à la réalité, et qui sous-tendront notre réflexion.
Définition des concepts clés : autobiographie et autofiction
Le roman autobiographique, note Isabelle Grell (2011 : 43),
est souvent linéaire. On commence par une introduction classique, une mise en bouche qui narre le point de départ de l’histoire, pour ensuite revenir vers un récit d’une vie vécue avec - ou sans - une autre personne du début à la fin. Souvent il s’agit de romans familiaux ou de problèmes de cœurs (brisés), parfois aussi d’épreuves difficiles à vivre et à diriger, et à digérer. L’écriture est ici souvent un processus cathartique qui, et cela il ne faut pas l’oublier, l’est aussi pour le lecteur qui cherche à trouver dans l’écrivain un combattant de parcours, quelqu’un qui arrive à mettre des mots sur les maux, qui panse nos propres lésions par un livre relié qu’on a envie de donner à lire à la personne qui nous a blessé.
De ce passage, quelques traits de définition méritent d’être relevés. Il s’agit de la linéarité de l’intrigue, soucieuse du respect de la chronologie narrative et d’une certaine harmonie de l’histoire qui respecte la nomenclature des lieux de l’intrigue. La participation tacite du lecteur est également un vecteur non négligeable. Il ressort ici que le genre autobiographique scelle entre l’auteur et le lecteur comme une sorte de « pacte implicite » (Lejeune, 1985), fondé sur le devoir de vérité et l’adhésion totale de ce dernier à cette vérité même. Et c’est cette vérité qui constitue le socle du récit. Par contre, le pacte autofictionnel exige du lecteur une grille de compréhension différente, qui relègue au second plan la question de la vérité en tablant davantage sur les ressources du langage :
Dans tous les cas, l’autofiction apparaît comme un détournement fictif de l’autobiographie. Mais selon un premier type de définition, stylistique, la métamorphose de l’autobiographie en autofiction tient à certains effets découlant du type de langage employé. Selon un second type de définition, référentielle, l’autobiographie se transforme en autofiction en fonction de son contenu, et du rapport de ce contenu à la réalité (Laurent, 2003).
En prenant comme toile de fond critique la question du rapport entre la fiction et la réalité, dans quelle catégorie générique pourrait-on classer Pays sans chapeau, lorsqu’on en examine la forme et le contenu à la lumière des définitions ci-dessus ? Où situer l’œuvre entre fiction et réalité ? S’agit-il d’une autobiographie, d’une autofiction ou d’un genre qui transcende les deux ? Avant de répondre à cette épineuse question, jetons un coup d’œil sur le contenu narratif de l’œuvre à l’étude.
Bref résumé de l’œuvre
Vieux Os, le narrateur, rentre en Haïti pour la première fois, après vingt ans d’exil à Montréal. Il y retrouve sa mère, sa tante Renée et ses deux amis d’enfance. Il retourne au pays natal à un moment étrange, où les gens pensent voir dans les rues et avenues de Port-au-Prince des armées de zombies : « les cimetières se vident et les morts se promènent partout dans la ville » (PSC1: 31). C’est ce phénomène qui fait l’objet de l’enquête du narrateur. Celui-ci multiplie les interviews en vue d’en savoir davantage sur l’existence problématique des « bizangos » et des « zenglendos » (PSC : 47). Il pose souvent des questions ironiques et laisse ses interlocuteurs divaguer. Ces rencontres occupent des lignes, parfois des pages entières : chaque personnage interviewé lui confirme à sa manière l’existence ou la non-existence des zombies.
Le roman se présente donc comme un reportage composé de plusieurs séquences portant des titres variés, notamment La nouvelle maison, Le café, Les portes de l’enfer, La robe grise, etc. Ce dispositif, qui s’inspire de l’efficacité sémantique du genre audio-visuel, finit par conférer au récit une structure fluide, empreinte d’oralité : « Je n’écris pas, je parle. On écrit avec son esprit. On parle avec son corps » (PSC : 11).
L’épaisseur de la réalité
Un lecteur pressé optera facilement pour la perspective réaliste de l’œuvre à l’étude et n’aura pas de mal à retrouver rapidement des analogies ou des repères qui permettent d’identifier le narrateur à l’auteur. En effet, à l’instar du narrateur, Vieux Os, l’auteur, Dany Laferrière, s’est exilé à Montréal pendant de longues années avant de retourner au pays natal. Les lieux et les personnages décrits dans le récit fictionnel appartiennent apparemment à l’univers de vie réel de l’auteur. Cette dimension biographique est récurrente ; on la retrouve dans nombre de romans de Laferrière, notamment dans L’Énigme du retour, Le Goût des jeunes filles et L’Odeur du café.
L’on sera attentif ici au motif de l’exil, à l’évocation souvent allusive de la dictature sanglante de Jean-Claude Duvalier (Baby Doc), à la confiscation de la liberté d’expression (abus auquel Vieux Os, journaliste de son État, a fait face) et au besoin de s’expatrier comme destin commun des Haïtiens. Bien plus, l’on remarquera également « le désir paradoxal dans le chef de l’exilé d’un retour, d’un enracinement en un chez soi » (Bonnie 2008 : 19) :
Je suis chez moi trop loin de l’équateur sur ce caillou auquel s’accrochent plus de sept millions d’hommes, de femmes et d’enfants affamés, coincés entre la mer des Caraïbes et la République Dominicaine, l’ennemie ancestrale. Je suis chez moi dans cette musique de mouches vertes (PSC : 19).
La géographie est ainsi convoquée pour dire la réalité d’un lieu propre : Haïti, Port-au-Prince et ses quartiers populaires, grouillant de vie. Elle renvoie à la particularité d’un biotope, à la nécessité de se fondre dans un espace vital intime : « quand on perd son quartier, on perd tout ; un cadre dans lequel on peut être à l’aise » (PSC : 42).
Toute l’épaisseur autobiographique du récit s’éclaire d’un réalisme à la fois historique et géographique, et il y a lieu de mener, à la faveur de cette strate de l’œuvre, des recherches sur la signification sociale d’une « écriture migrante », et de mettre en lumière la trame des négociations identitaires où se trouve pris l’auteur.
Les pilotis de l’imaginaire
Cependant, se limiter à ce premier aspect somme toute légitime, comme l’ont fait nombre d’auteurs précédemment cités, signifierait quelque peu une naïveté, celle de croire que « l’expérience et le vécu se donnent en transparence dans le langage » (Oster 2015 : 22). Ce serait, à proprement parler, ignorer les ruses, les méandres de l’écriture et essayer de « [d]éporter l’autobiographie hors du corpus littéraire, dans sa positivité de document » (Ibid.). Lorsque Katell Colin-Thébaudeau exclut toute possibilité de métaphorisation du phénomène exilaire dans la littérature haïtienne et chez Dany Laferrière, elle cède simplement aux facilités d’un totalitarisme critique de type thématique : « l’exil, écrit-elle, tel qu’il se décline dans la littérature haïtienne ne se laisse pas métaphoriser. Il s’impose comme thématique incontournable, ni virtuel, ni symbolique, mais vécu, chargé d’un poids de réalité accablant » (2003 : 66).
En réalité, il existe dans le texte des dispositifs souterrains, qui en constituent un sens plus profond, symbolique, susceptible d’échapper aux lectures moins perspicaces. En effet, tout part du titre, Pays sans chapeau. C’est « l’au-delà en Haïti parce que personne n’a jamais été enterré avec son chapeau » (PSC : 222). Il s’agit là d’une métaphore prégnante, significative à bien des égards. Il faudrait en approfondir la signification pour découvrir qu’elle n’est anodine qu’en apparence. En effet, Pays sans chapeau signifie le « séjour des morts », et toutes les péripéties du récit finissent par pointer vers ce lieu, qui devient central dans la compréhension de l’intrigue.
Ainsi les éléments autobiographiques qui jalonnent tout le récit ne peuvent être pleinement saisis que dans le sens de cette perspective mortifère, qui les soustrait à un processus de « logification de l’existence » (Laurent, 2003) et les transforme en des motifs symboliques suggestifs. « Vieux Os », le narrateur et le personnage principal, est une représentation mythologique de Dany Laferrière. Le nom comporte une charge nécro-morphique essentielle, celle d’un squelette qui reste paradoxalement en vie au terme d’une putréfaction totale. En effet, les vingt années d’exil de l’écrivain l’ont pour ainsi dire vidé d’une culture essentielle, issue de sa première socialisation. Les éléments autobiographiques renvoient à la figure d’une mort symbolique : l’écrivain a coupé le cordon ombilical en laissant sa famille sans nouvelles ; il s’est libéré de l’emprise d’un capital culturel originaire : « pourquoi es-tu resté longtemps sans revenir ? me demande [ma mère] en me serrant fortement contre elle. […] J’ai vécu vingt ans là » (PSC : 17–28). Mais le retour du mort-vivant en quête de son identité prouve que la culture incorporée, délaissée du fait d’un processus d’acculturation, ne meurt jamais totalement. Elle agit comme à l’insu de l’individu, tel un refoulé qui revient hanter ses nuits.
Il ne faudrait donc pas croire que le retour en Haïti résume les péripéties sereines d’une réconciliation avec les prescrits d’une vie ancienne, puisqu’il s’agit plus de la mort, de la mort à soi comme ferment d’une nouvelle identité, en dépit de ce cri de triomphe récurrent : « je suis chez moi » (PSC : 19). La quête de la vérité sur l’existence ou la non-existence des zombis s’inscrit en réalité dans le droit fil du conflit insoluble qui existe entre la culture apprise de manière extérieure et la culture incorporée, et il serait vain de savoir si l’auteur accrédite cette antique croyance : « Je parle avec mon corps » (PSC : 11).
C’est qu’ici la narration profane, qui intègre plus ou moins les schèmes objectifs de l’espace et du temps, se double d’une forme onirique qui brouille notre perception habituelle du récit. Le séjour en Haïti devient, en ce sens, un séjour initiatique en Enfer. Cependant, Haïti doit être perçu non point comme l’Enfer au sens chrétien, mais plutôt comme un lieu où sont censés vivre les morts. Il s’agit là de la réécriture « indigène », locale d’un motif littéraire récurrent, qui appartient aux mythologies mondiales. En effet, le thème de la « catabase » ou de la descente aux Enfers, subrepticement évoqué dans le sous-titre « Les portes de l’Enfer », a nourri, par exemple, toute la littérature occidentale depuis Homère et Virgile jusqu’à des écrivains plus proches de nous, tels Fénelon, Joyce, pour ne citer que ceux-là. Il n’est pas jusque chez des auteurs comme Césaire ou comme beaucoup d’autres, originaires des Antilles ou des Amériques, où l’on ne retrouve les traces du mythe de la descente aux états inférieurs de l’être :
À qui aborde les rives du domaine littéraire caribéen, hispano-américain ou anglo-américain, l’odyssée demeure un passage intertextuel obligé […]. La Guadeloupe, la Martinique, Haïti comme toutes les Amériques, insulaires ou continentales, indiennes, blanches ou noires, sont des contrées que hantent fantômes et revenants (Toumson, 1996).
Cependant, cet exemple de voyage initiatique n’a cessé de subir de nouvelles inflexions qui en montrent toute la plasticité :
Ainsi, quand Lucrèce lui demande comment il peut écrire sur les morts n’étant pas mort lui-même, Vieux Os consulte le professeur J.B. Romain à la faculté d’ethnologie de l’Université d’État d’Haïti pour savoir s’il est possible de rejoindre le monde des morts, « d’y aller et de revenir sain et sauf, sans que l’esprit ne soit aucunement atteint » (PSC, 137). Il accepte par la suite l’offre que Lucrèce lui fait de le conduire au royaume des morts (PSC, 119) afin de devenir « un reporter au pays sans chapeau » (PSC, 120) (Miraglia 2011 : 89).
L’on remarquera, en passant, le caractère hautement indiciel des mots « Romain » et « Lucrèce », qui renvoient énigmatiquement à la « latinité » et au thème de la descente en Enfer chez Lucrèce, écrivain romain du premier siècle avant Jésus-Christ. Dans le De la Nature (III, 978-1023), celui-ci a illustré le symbolisme pythagoricien du voyage dans l’au-delà. Cependant, Chez Laferrière, ce n’est pas seulement un mort-vivant, héros de son État, qui s’aventure à ses risques et périls dans la « maison d’Hadès » ; mais ce sont également les morts qui réapparaissent aux yeux des vivants, les morts qui remontent des profondeurs à la lumière : « Horreur ! Ils ont réveillé tous les morts qui dormaient du sommeil du juste […] au Borgne, à Port-Margot, Dondon, Jérémie, Cayes, Limonade, Petit-Trou, Baradères, Jean-Rabel, Petit-Goâve » (PSC : 49).
Il y a là une forte réminiscence du retour des morts dans le Voyage au bout de la nuit de Charles-Ferdinand Céline, dont l’écrivain haïtien semble s’être également inspiré. Ici et là, le ton est le même : il s’agit, cette fois-ci, de l’inversion parodique d’un « descensus ad inferos ». Les personnages, somme toute picaresques, ne représentent plus des figures héroïques prêtes à élever leur condition au niveau de celle de véritables divinités (en effet, il est ici question de « dieux de classe moyenne »), même si le récit ne cesse de dégager une certaine aura orphique par la place de choix qu’il accorde aux personnages féminins. Ceux-ci, notamment la mère et la grand-mère du narrateur, pourraient bien représenter le savoir primordial, incorporé mais perdu. Aussi sont-ils peints sous leur jour le plus avantageux et pratiquement déifiés.
Ce dispositif ne fait que conforter la dimension mystique du récit : le retour en Haïti, c’est aussi, en quelque sorte, une anamnèse vers la connaissance totale de soi, incarnée par des entités tutélaires féminines, et qui ne s’obtient que par la mort à soi ; il reprend des motifs orphiques préparés à la sauce haïtienne. En effet, les indices initiatiques sont bien présents, mais disséminés à travers une gangue structurale qui les rend difficilement reconnaissables. L’on pourrait relever, cependant, au-delà de cette supercherie littéraire, certaines des fonctions classiques qui forment la trame des aventures initiatiques : le voyage, le retour, le passage dans l’ailleurs, la reconnaissance, avec en prime cette reconnaissance énigmatique du narrateur par une infirmière, « cet «ange de la miséricorde» », qui lui accorde « l’absolution pour son exil d’Haïti » (Courcy 2006 : 229).
Que penser ? La trame de Pays sans chapeau ne correspond pas à la linéarité tranquille d’un récit de vie plus ou moins harmonieux, dont on circonscrirait sans effort la réalité et la finalité pédagogique. Elle est tissée de fils hybrides, discontinus, qui relèvent à la fois de l’autobiographie et de la fiction. Il s’agit d’un type particulier d’autofiction, qui, pour emprunter le mot de Genon et Grell, « vient en effet poser des questions troublantes à la littérature, faisant vaciller les notions mêmes de réalité, de vérité, de sincérité, de fiction, creusant de galeries inattendues le champ de la mémoire » (2008). Il n’est donc pas interdit de voir dans le projet d’écriture de l’auteur-narrateur, « parler d’Haïti en Haïti » (PSC : 11), une formule qui résume cet emploi à tout le moins inhabituel du récit. Car la composition du discours fictionnel, apparemment morcelé, épouse les contours d’un Weltanschauung appartenant aux antiquités de l’humanité, mais que l’on s’empresserait de qualifier aujourd’hui, dans une optique moderniste, de « primitif ». L’absence d’une séparation radicale entre le monde des vivants et celui des morts, la possibilité d’une circularité infinie entre les deux mondes nous met en face d’une réalité autre, plus complexe, et qui échappe aux filets réducteurs des logiques binaires.
Conclusion
S’il faut trouver un concept exact, susceptible de nous ménager la possibilité de classer génériquement Pays sans chapeau, c’est peut-être du côté de la thématique de la « mort » rendue vivante par l’écriture qu’il faudrait le chercher ; à la manière d’un Chateaubriand, qui, afin de rester fidèle au projet d’un genre paradoxal caractérisé par la mise en scène de la mémoire des morts, a transformé le titre initial de l’une de ses œuvres, Mémoires de ma vie, en un intitulé plus suggestif, Mémoires d’outre-tombe. C’est donc une sorte de « nécro-graphie autofictionnelle », si l’on nous passe l’expression, qu’écrit Dany Laferrière. Car le donateur du récit tend à montrer que la vie réelle, la vie des peuples baigne dans l’infra-conceptuel, dans la mort symbolique du savoir ordinaire, au-delà d’une certaine sanction positiviste, qui nous interdit de penser l’impensable. La coupure du récit en séquences apparemment duelles, par exemple, entre « Pays réel » et « Pays rêvé », n’est en réalité qu’une feinte qui permet de réhabiliter ce que Gilbert Durand appelle justement des « savoirs [qui] ont été «rejetés par l’objectivisme analytique […] du côté des superstitions, des erreurs, des faussetés» » (cité par Clanet 1990) :
Des savoirs qui relèvent d’ « objets de connaissance nouveaux, frappés auparavant de négativité – comme par exemple le rêve, la transe, la folie, les cosmogonies des sociétés rurales, les rites mortuaires et la mort ». Toutes choses que la littérature interroge de nouveau, en ce sens qu’ « [u]ne grande partie de notre vie est vécue à un niveau infra-conceptuel : elle produit des images, des symboles, des certitudes, des motivations, qui ne s’expriment pas sous forme de concepts ». Ces phénomènes constituent l’objet de « la sociologie générative [qui] se met à l’écoute attentive des sociétés dominées », [qui] « donne une voix aux peuples du silence ». (Kayembe 2012 : 220).
Il faudrait donc lire Pays sans chapeau comme un lieu où le narrateur, Vieux Os, refuse d’ériger sa propre statue, c’est-à-dire s’abstient de se donner un beau rôle et n’apparaît que sous les traits d’une créature dévaluée, un amas d’os défraîchis, qui ne connaît rien. En reprenant l’apprentissage du monde par le côté d’un savoir discriminé, à travers les productions méprisées de l’anima ou le féminin et ses travers irrationnels (croyance au retour des morts dans la cité reconduite par sa mère, qui joue bien le rôle d’une gardienne de la mémoire, mention du fait absurde qu’un Haïtien a précédé Neil Armstrong sur la lune, etc.), Vieux Os, qui fait semblant de « ne pas y croire », initie pourtant en douceur un débat sur la diversité des savoirs et leurs champs de légitimation. Il se met en réalité en position de rébellion par rapport à un savoir accrédité par le Père extérieur (l’Occident, ses lois, ses normes, ses institutions) et, partant, il dépasse le cadre sympathique de l’autobiographie (qu’il faudrait considérer, dans une perspective psychanalytique, comme un « phallotexte »), pour s’autofictionnaliser et donner jour à un « gynotexte » ou autofiction (Samé 2013). Pays sans chapeau est donc, on l’a dit, une « nécro-graphie » ou, pour emprunter le mot de Jenny Laurent, « une autobiographie de l’inconscient, où le moi abdique toute volonté de maîtrise et laisse parler le ça » (2003), représenté sous les traits fictifs de l’Enfer ou des états inférieurs de l’être.
Remerciements
Conflits d’intérêt
Nous déclarons n’avoir de relations ni personnelles ni financières qui auraient pu nous influencer de quelque manière que ce soit dans la rédaction de cet article.
Les contributions des auteurs
A.M. fut le concepteur du projet ; E.K. a dessiné le plan. En ce qui concerne le finissage du projet, tous les deux y ont efficacement contribué à part égale.
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Footnote
1. Les références au roman de Dany Laferrière Pays sans chapeau seront désormais indiquées par l’abréviation PSC.
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